Cordwainer Smith
Les seigneurs de l'Instrumentalité
"Non, non, pas Rogov" Edition Press Pocket


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La forme dorée sur les marches d'or tremblait et palpitait comme un oiseau devenu fou — comme un oiseau doué d'un intellect et d'une âme, et pourtant poussé à la folie par des extases et des terreurs au-delà de l'humaine compréhension — des extases incarnées momentanément dans la réalité par l'exécution d'un art superlatif. Un millier de mondes regardait.L'ancien calendrier eût-il été encore en usage que cela se serait passé en l'an 13582 après J.-C. Après la défaite, après la désillusion, après la ruine et la reconstruction, l'humanité avait bondi au milieu des étoiles.
Par la rencontre avec un art non humain, par la confrontation avec des danses non humaines, l'humanité avait fait un superbe effort esthétique et avait bondi sur la scène de tous les mondes.Les marches d'or vacillaient devant les yeux. Certains yeux avaient des rétines. Certains avaient des cônes cristallins. Mais tous les yeux étaient fixés sur la forme dorée qui interprétait LA GLOIRE ET L'AFFIRMA­TION DE L'HOMME au Festival de Danse Inter-Mondes de ce qui aurait pu être l'an 13582 après J.-C. Une fois encore, l'humanité remportait le concours. La musique et la danse étaient hypnotiques au-delà des limites des systèmes, stimulantes et choquantes pour des yeux humains et inhumains. La danse était le triomphe du choc — le choc de la beauté dynamique.
La forme dorée sur les marches d'or interprétait les scintillantes complexités de la signification. Le corps était d'or, et pourtant humain. Le corps était une femme, et pourtant plus qu'une femme. Sur les marches d'or, dans la lumière d'or, elle tremblait et palpitait comme un oiseau devenu fou.

 

Persistance de la vision / Le fantôme du Kansas

John Varley

J'étais environnementaliste depuis trente ans. Je m'étais lancée dans cette forme d'art un peu par hasard, à l'époque où elle en était encore à ses premiers balbutiements. On m'avait confié la responsabilité des machines météo du Disneyland du Transvaal qui était alors une nouveauté. C'était le parc environnementaliste le plus grand et le plus moderne de Luna. Quelques-uns d'entre nous avions commencé à tâter des programmes météo. Au début, pour notre plaisir. Plus tard, nous invitions des amis à contempler les tempêtes et les couchers de soleil que nous concoc­tions. Et, en un clin d'œil, les amis invitaient d'autres amis et toute la population du Transvaal se mit à acheter des billets.
Je m'étais peu à peu fait un nom dans la partie et m'étais aperçue que je pourrais gagner davantage comme artiste que comme ingénieur. Lors de mon dernier archivage, j'étais l'un des trois environnementalistes les plus cotés de Luna.
Sur ce, Fox 1 avait composé Glace liquide. D'après les critiques que j'ai lues, cette pièce était considérée deux ans après comme le point culminant de cette forme d'expression à ce jour. Elle avait été représen­tée dans le Disneyland de Pennsylvanie devant trois cent mille personnes. Grâce à Glace liquide, j'étais riche. 
L'argent était toujours à mon compte en banque mais j'avais perdu irrémédiablement le souvenir de ma création. Et c'était grave.
Fox 1 avait écrit cette symphonie du début à la fin. Certes, je me souvenais que j'avais vaguement pensé à une composition hivernale, à des choses que j'ap­profondirais et organiserais plus tard. Mais tout le processus créateur se trouvait dans la tête d'une personne qui avait été tuée.
Telle était la conclusion à laquelle j'étais parvenue et cela tombait au mauvais moment. Cyclone était terminé et, histoire de me détendre, j'avais visionné les films de quelques-uns des spectacles qui avaient été présentés pendant que j'avais été absente du monde des arts. Je n'aurais jamais dû le faire.
Plus de clinquant. Rien qu'une élégance discrète. Une des critiques que j'avais lues parlait en termes extrêmement flatteurs de Glace liquide. Je cite :
« Dans cette œuvre, Fox a mis un point final aux épanchements de sang et aux roulements de tonnerre qui caractérisaient l'école environnementaliste. Cette vigoureuse affirmation résume tout ce que peut pro­duire à lui seul un irrésistible souffle dramatique. Les productions de l'avenir mettront l'accent sur la douceur tempérée du crépuscule, sur l'intangible sou­pir de la brise d'été. Fox est le Tchaïkovski de l'environnementalisme, le dernier grand romantique à brosser de vastes fresques. Saura-t-elle s'adapter aux styles nouveaux et plus réfléchis que l'on voit poindre dans les oeuvres de Janus ou de Pym, ou même dans certaines abstractions ambiguës que nous avons remarquées chez Tyleber? Cela reste à démontrer. Rien, bien sûr, ne fera pâlir l'admirable et radieuse Glace liquide mais les temps changent... », etc., merci beaucoup!

L'espace d'un instant, ce fut la panique, et j'eus l'impression d'avoir un splendide dinosaure entre les mains. Ce sont des choses qui arrivent et on court de gros risques après une réincarnation. Le dévelop­pement des techniques, de la mode, des frontières, du goût ou des mœurs est capable de transformer les meil­leurs d'entre nous en fossiles du jour au lendemain. Après mon long sommeil, le public ne songeait-il plus désormais qu'à la grâce légère du printemps? N'exis­tait-il plus d'autres émois que la suave fraîcheur des zéphyrs par les nuits d'été?