Le premier space opéra
C'est à Lucien de Samosate qu'on le doit. Fin XVIIIe, Grimm dans sa Correspondance se plaignait, à propos du Voyage de Milord Céton dans les sept planètes de Marie-Anne de Roumier, qu'il n'ait pas existé moins de « quatre, cinq ou six cents mauvais auteurs » de ce genre. Vers 180 apr. J .C. Lucien, moins acariâtre peut-être mais à coup sûr plus talentueux, eut l 'idée féconde, pour discréditer les historiens peu scrupuleux qui entrelardaient leurs ouvrages de faits merveilleux, d'écrire son Histoire véritable. Dans ce récit incomplet, dont deux Livres seulement ont été composés, il ne se prive certes pas d'affabuler et d'en remettre. Mais si son but fut atteint à l 'époque, il n'en a pas été de même après, car son « roman » devint le modèle du voyage extraordinaire contre lequel il luttait, puis de l'anticipation scientifique, puis de 1a science fiction, à mesure que le terme désignant la conjecture romanesque changeait.
Voici le récit de la grande bataille entre Lunaires et Solaires, aidés par diverses races galactiques, tel qu'il parut en 1654 dans la traduction française par Nicolas Perrot d'Ablancourt des Œuvres de Lucien, pp. 439-447. C'est Endymion, roi des Lunaires, qui parle.
Cité de « Outrepart » Anthologie de Pierre Versins. Collection La Proue / La tête de feuilles. 1971 édition L'âge d'homme Lausannes
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Il nous dit que c'était un pays habité, comme la Lune, et que Phaéton en était roi, et le voulait empêcher, par envie, d'envoyer une colonie dans l'étoile du jour, qui était une île déserte et inhabitée. Mais je veux, dit-il, l'aller planter sur sa moustache, et si vous voulez être de la partie et venir avec moi, je vous donnerai à chacun un des griffons de mon écurie et vous équiperai de toutes choses nécessaires, pour demain qui est le jour du départ. Comme nous eûmes accepté le parti, il nous retint à souper, et le lendemain de grand matin que toutes ses troupes furent assemblées, il les rangea en bataille, parce que les coureurs rapportaient que l'ennemi paraissait. Il avait bien cent mille hommes de cheval, dont il y avait quatre-vingt mille Hippogryphes, et vingt mille Lacanoptères, sans l'infanterie et les alliés. Ces Lacanoptères sont de grands oiseaux tout couverts d'herbes au lieu de plumes, sur lesquels étaient montés les Scorodomaques et les Cenchroboles. Pour les alliés, il avait trente mille Psyllotoxotes de l'étoile de l'Ourse, et cinquante mille Anémodromes : les premiers montés sur de grandes puces grosses comme douze éléphants, et les autres portés sur les ailes du vent. Car retroussant leurs robes qui leur pendent jusqu'aux talons, ils en usent comme de voiles, et servent ordinairement d'infanterie légère dans le combat. On attendait soixante-dix mille Struthoba-lanes et cinquante mille Hippogéranes des astres qui sont au-dessus de la Capadoce, et l'on en contait des choses étranges et incroyables, mais comme ils ne vinrent point, il n'est pas besoin de les rapporter. Voilà quelle était l'armée d'Endymion. Pour les armes, chacun avait un habillement de tête fait de la coquille d'un limaçon et une cuirasse à écaille de cosses de fèves, qui sont dures et fortes en ce pays-là comme de la corne. Leurs boucliers et leurs épées étaient semblables aux nôtres. Quand les armées furent en présence, Endymyon se plaça à l'aile droite avec ses Hippogryphes et nous mit autour de lui avec les plus vaillants, pour la garde de sa personne. Les Lacanoptères eurent l'aile gauche, les alliés furent au milieu. L'infanterie se montait à soixante millions et fut rangée en cette sorte : il commanda aux araignées, qui sont grandes en ce pays-là comme les îles Cyclades, de faire un tissu depuis le globe de la Lune jusqu'à l'Etoile du jour, ce qui fut fait en un instant, car elles sont en grand nombre ; et il rangea dessus l'infanterie, commandée par Nyctérion, fils d'Eudianacté, avec deux lieutenants. Pour l'armée du Soleil, Phaéton prit l'aile gauche avec les Hippomyrmèques, qui sont des hommes montés sur de grandes fourmis ailées qui couvrent deux arpents de leur ombre et combattent de leurs cornes. Il y en avait bien cinquante mille. A l'aile droite étaient les Aéroco-nopes presque en même nombre. Ceux-ci sont montés sur de grands moucherons et sont tous archers. Derrière étaient les Aérocordaques, qui ne combattent qu'à coups de traits et sont fort vaillants et de grand service, quoiqu'ils ne lancent que des raves, mais elles sont grandes et fortes, et trempées dans du jus de mauve, qui est parmi eux un poison mortel et qui engendre aussitôt de la puanteur dans la blessure. Près d'eux étaient dix mille Caulomicètes, gens de main et pesamment armés, qui portent pour bouclier de grands champignons et pour lances de grosses asperges. A côté étaient cinq mille Cynopalanes qu'avaient envoyés les habitants de la Canicule, tous avec un museau de chien et à cheval sur des glands ailés. On attendait des frondeurs de la Voie lactée, mais il n'en vint que des Néphélocentaures, et plût à Dieu qu'ils ne fussent pas venus car ils furent cause de la perte de la bataille. Pour les autres, Phaéton, depuis indigné, mit leur pays à feu et à sang. On en vint aux mains, après avoir levé les enseignes et fait braire les ânes, qui sont les trompettes de là-haut, et les deux armées s'affrontèrent terriblement et s'entrechoquèrent avec grand bruit. L'aile gauche des ennemis plia d'abord et ne put soutenir le choc de nos Hippogryphes, qui les poursuivirent vivement, et en firent un grand carnage ; mais leur aile droite eut l'avantage et les Aéroconopes poussèrent nos gens jusqu'à notre infanterie, qui rétablit le combat et les mit en fuite, après qu'ils eurent appris la défaite de leur aile gauche. Il y eut donc grande boucherie, et le sang ruisselait de tous côtés dans les nues, qui en furent teintes et devinrent rouges, comme on les voit quelquefois au coucher du Soleil. Il en tomba même à terre, et ce fut peut-être par une semblable aventure qu'Homère dit qu'il plut du sang à la mort de Sarpédion, quoiqu'il l'attribue à la douleur de Jupiter. Nos gens, de retour de la poursuite, érigèrent deux trophées, l'un dans les nues pour la victoire de l'air, et l'autre sur la toile d'araignée pour la défaite de l'infanterie. Cependant, les coureurs rapportèrent qu'on voyait paraître les Néphélocentaures, qui étaient des monstres ailés moitié chevaux et moitié hommes, d'une grandeur si prodigieuse que la partie humaine était aussi grande que le colosse de Rhodes et l'autre grosse comme un gros navire. Ils étaient conduits par le Sagittaire du Zodiaque, et le nombre en était si grand qu'il surpasse la créance. Lorsqu'ils eurent appris la défaite de leurs gens, ils envoyèrent vers Phaéton pour recommencer le combat et se rangèrent en bataille. Après, ils vinrent fondre sur les nôtres qui étaient en désordre, et épars çà et là dans la poursuite ou parmi le bagage, et, les ayant défaits, poursuivirent Endymion jusqu'au globe de la Lune, sans avoir pu sauver qu'une partie de ses Hippogryphes. Ils renversèrent ensuite nos trophées, et coururent tout ce grand espace qui s'étend depuis le globe de la Lune jusqu'à l'Etoile du Jour. C'est là que je fus fait prisonnier, avec deux de mes compagnons. Sur ces entrefaits arriva Phaéton, qui fit dresser de nouveaux trophées et nous fit conduire dans le globe du Soleil, ayant les mains attachées derrière le dos avec une jambe d'araignée. Il ne voulut pas assiéger la Lune mais il fit tirer autour, par forme de circonvallation, un double mur fait de nuées épaissies ; de sorte qu'elle ne recevait plus la lumière du Soleil et était dans une éclipse perpétuelle. Endymion, touché de cette infortune, lui envoya offrir tributs et otages qu'il ne voulut point recevoir d'abord ; mais après avoir mis l'affaire en délibération, il se relâcha et la paix fut conclue aux conditions : que le mur serait démoli et les captifs rendus de part et d'autre pour de l'argent ; qu'Endymion laisserait libres les autres Astres et n'aurait pour amis et pour ennemis que ceux du Soleil ; que lui et ses successeurs paieraient tous les ans à Phaéton et aux siens dix mille muids de rosée, et donneraient autant de leurs sujets pour otages ; que l'Etoile du Jour serait peuplée en commun, et que ceux qui voudraient être compris dans la paix le seraient. Ces articles furent gravés sur une colonne d'ambre qui fut plantée sur les confins des deux Empires. Du côté du Soleil signèrent Pyronide, Térite et Flogie, et de l'autre Nyctor, Ménie et Polylampe. Ainsi la paix fut faite, le mur démoli, et nous remis en liberté. Lorsque nous fûmes de retour, nos compagnons nous coururent embrasser avec des larmes, et Endymion, pour nous obliger à demeurer avec lui, nous offrit droit de bourgeoisie ; mais je ne pus m'y résoudre, quoiqu'il me voulût donner son fils en mariage, pour la raison que je dirai tantôt ; et comme il nous vit opiniâtres au retour, il nous traita splendidement l'espace de sept jours et nous congédia. Mais avant que passer outre, il ne sera pas hors de propos de raconter ici les merveilles du pays. Premièrement, il n'y a point de femmes, et l'on n'en sait pas même le nom. On se sert au lieu d'elles de jeunes garçons jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, et ils portent les enfants dans le gras de la jambe, qui s'enfle quand ils ont conçu, et lorsqu'ils veulent accoucher, on y fait une incision. Je crois que c'est de là que vient le mot grec de Gastrocnimie, parce que la jambe sert de ventre. L'enfant est mort en venant au monde, mais en l'exposant à l'air il commence à respirer. Il y a une autre espèce d'hommes qui naissent comme des plantes, ce qui se fait en cette sorte : on coupe le testicule droit d'un homme, et on le met en terre ; au bout de quelque temps, il naît un grand arbre charnu, qui porte des glands d'une coudée de hauteur, lesquels on ouvre lorsqu'ils sont mûrs, et l'on en tire un enfant. Mais ceux-là n'ont point de parties naturelles, et s'en attachent lorsqu'ils en ont besoin. Les pauvres en mettent en bois, et les plus riches d'ivoire. Lorsqu'un homme devient vieux, il ne meurt pas mais il s'en va en fumée. Ils usent tous de mêmes viandes, qui sont des grenouilles rôties sur les charbons ; car l'air en est tout rempli ; mais ils ne les mangent pas, et se contentent d'en avaler la vapeur, et pour cela ils s'approchent des tisons, lorsqu'elles rôtissent, comme s'ils se mettaient à table. Leur breuvage est de l'air pressé dans un verre, dont il sort de la liqueur comme de la rosée. Ils ne font point d'eau ni d'ordure, car ils n'ont point d'ouverture en ces lieux-là ; mais ils ont un trou sous le jarret par où ils caressent les garçons. Les plus beaux parmi eux sont chauves, au contraire du pays des Comètes où ils aiment les cheveux longs. La barbe ne leur croît pas au menton, mais un peu au-dessus des genoux. Ils n'ont point d'ongles aux pieds et n'y ont qu'un doigt ; mais il naît à tous, sur le croupion, comme
une espèce de chou cabus, toujours vert, qui est de chair et ne se rompt pas quand ils se couchent. Ils ont une étrange propriété, c'est qu'ils mouchent du miel, mais fort âcre, et lorsqu'ils s'huilent, c'est avec du lait qui se prend, après, comme du fromage, en y mêlant un peu de miel. Ils font de l'huile d'ail, dont l'odeur est excellente. Au lieu de fontaines, ils ont des vignes qui portent de l'eau, dont les grains sont comme de la grêle ; si bien que lorsqu'il grêle parmi nous, c'est que le vent secoue les vignes en ce pays-là. Le ventre leur sert de poche ; et ils y mettent tout ce qu'ils veulent, car il s'ouvre et se renferme comme une gibecière, et parce qu'il est velu par dedans, les enfants s'y nichent quand il fait froid. Les riches portent des habits de verre, et les pauvres de cuivre ; car l'un et l'autre se filent, et le dernier quand il est mouillé se carde comme de la laine. J'ai peur qu'on ne me croie pas si je parle de leurs yeux, car cela surpasse la créance. Ils s'ôtent et s'appliquent comme des lunettes, et plusieurs ayant perdu les leurs empruntent ceux de leurs voisins ; car l'on en fait des trésors comme d'écus, et celui qui en a le plus est estimé le plus riche. Leurs oreilles sont de feuilles de platane, hormis ceux qui naissent de glands, qui les ont de bois. Je vis deux merveilles dans le palais du Roi : un puits qui n'était pas fort profond, où en descendant on entendait tout ce qui se disait dans le monde ; et un miroir au-dessus, où en regardant on voyait tout ce qui s'y passait. J'y ai souvent vu ceux de ma connaissance mais je ne sais s'ils me voyaient. Si quelqu'un ne me veut pas croire, quand il y aura été il me croira.
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La photographie en couleurs
Tiphaigne de La Roche (1729-1774) peut être considéré comme le premier auteur à avoir écrit de préférence de la science fiction, encore qu'il soit difficile de dire s'il ne croyait pas un peu à la réalité de ses fictions... mais c'est le cas de beaucoup d'écrivains conjecturaux. On lui doit Amilec ou la graine d'hommes (1753 ; 2« édition considérablement augmentée, trois fois plus longue, 1754), Giphantie (1760), L 'empire des Zaziris sur les humains ou la Zazirocratie (1761), Histoire des Galligènes ou Mémoires de Duncan (1765), à quoi il faut ajouter des notations utopiques dans presque toutes ses autres œuvres. A l'époque — un peu plus tard — seul un Restif de la Bretonne pourra lui être comparé.
Nous reproduisons, extrait de Giphantie, l'invention de la photographie selon les pp. 131-135 de la Première partie du texte original, chap. XVIII.
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Tu sais que les rayons de lumière, réfléchis des différents corps, font tableau, et peignant ces corps sur toutes les surfaces polies, sur la rétine de l'œil, par exemple, sur l'eau, sur les glaces. Les esprits élémentaires ont cherché à fixer ces images passagères ; ils ont composé une matière très subtile, très visqueuse et très prompte à se dessécher et à se durcir, au moyen de laquelle un tableau est fait en un clin d'œil. Ils enduisent de cette matière une pièce de toile, et la présentent aux objets qu'ils veulent peindre. Le premier effet de la toile est celui du miroir : on y voit tous les corps voisins et éloignés dont la lumière peut apporter l'image. Mais, ce qu'une glace ne saurait faire, la toile, au moyen de son enduit visqueux, retient tous les simulacres. Le miroir vous rend fidèlement les objets, mais n'en garde aucun ; nos toiles ne les rendent pas moins fidèlement, et les gardent tous. Cette impression des images est l'affaire du premier instant où la toile les reçoit ; on l'ôte sur le champ, on la place dans un endroit obscur ; une heure après, l'enduit est desséché, et vous avez un tableau d'autant plus précieux qu'aucun art ne peut en imiter la vérité, et que le temps ne peut en aucune manière l'endommager. Nous prenons dans leur source la plus pure, dans le corps de la lumière, les couleurs que les peintres tirent de différents matériaux, que le temps ne manque jamais d'altérer. La précision du dessin, la variété de l'expression, les touches plus ou moins fortes, la gradation des nuances, les règles de la perspective, nous abandonnons tout cela à la nature qui, avec cette marche sûre qui jamais ne se démentit, trace sur nos toiles des images qui en imposent aux yeux, et font douter à la raison si ce qu'on appelle réalités ne sont pas d'autres espèces de fantômes qui en imposent aux yeux, à l'ouïe, au toucher, à tous les sens à la fois.
L'esprit élémentaire entra ensuite dans quelques détails physiques ; premièrement, sur la nature du corps gluant, qui intercepte et garde les rayons ; secondement, sur les difficultés de la préparer et de l'employer ; troisièmement, sur le jeu de la lumière et de ce corps desséché : trois problèmes, que je propose aux physiciens de nos jours, et que j'abandonne à leur sagacité.
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