1. Editions Robert Laffont. coll. Ailleurs & Demain, traduction d'Alain Dorémicux. Réédite aux Editions J'ai Lu. (N.d.T.)
Comme l'artiste l'écrivain de science fiction est un généraliste

 

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"Comment construire un univers qui ne s'écroule pas en trois jours "

Philippe K Dick Recueil Le crâne Denoêl édition Collection Présence du Futur

D'abord, avant que je commence à vous ennuyer avec le genre habituel de choses que les écrivains de science-fiction déclarent dans les discours, permettez-moi de vous présenter les salutations officielles de Disneyland. Je me considère comme un porte-parole de Disneyland car je n'en habite qu'à quelques kilomètres — et, comme si ça ne suffisait pas, j'ai eu une fois l'honneur d'y être interviewé par la télé de Paris.

Pendant plusieurs semaines après l'interview, je suis resté vraiment malade et obligé de garder le lit. Je pense que c'est à cause des tasses à thé tournantes. Elizabeth Antebi, la productrice du film, voulait que je tournoie dans l'une des tasses géantes tout en discutant de la montée du fascisme avec Norman Spinrad — un de mes vieux amis qui écrit une excellente science-fiction. Nous parlâmes également du Watergate, mais c'était sur le pont du vaisseau pirate du capitaine Crochet. Des petits enfants qui portaient des coiffures Mickey Mouse — ces chapeaux noirs avec des oreilles — n'arrêtaient pas d'arriver en courant et de nous rentrer dedans pendant que les caméras bourdonnaient et qu'Elizabeth nous posait des questions inattendues. Norman et moi, préoccupés par les enfants qui s'agitaient autour de nous, fîmes ce jour-là quelques déclarations extraordinaire-ment stupides. Aujourd'hui, toutefois, il me faudra porter toute la responsabilité de ce que je vais vous dire, étant donné qu'aucun d'entre vous ne porte de chapeau Mickey Mouse ou n'essaie de me grimper dessus avec l'impression que je fais partie des gréements d'un vaisseau pirate.

Les écrivains de science-fiction, je suis navré de le dire, ne savent vraiment rien. Nous ne pouvons pas parler de science, car la connaissance que nous en avons est limitée et n'a rien d'officiel, et d'habitude notre fiction est épouvantable. Il y a quelques années, aucun établissement d'enseignement supé­rieur, aucune université n'aurait jamais songé à inviter l'un d'entre nous à venir parler. Nous étions miséricordieusement cantonnés dans d'atroces magazines à deux sous, et n'impres­sionnions personne. A cette époque-là, certains amis me demandaient : « Mais est-ce que tu écris des choses sérieuses? » entendant par là : « Est-ce que tu écris autre chose que de la science-fiction? » Nous mourions d'envie qu'on nous reconnaisse. Nous pleurions pour qu'on nous remarque. Et puis, d'un seul coup, les milieux intellectuels se sont mis à nous prêter attention, on nous a invités à prononcer des conférences et à participer à des tables rondes — et nous nous sommes aussitôt fait passer pour des idiots. Le problème est simplement celui-ci : qu'est-ce qu'un écri­vain de science-fiction sait? Dans quelle matière fait-il autorité ?

Ce qui me rappelle un gros titre qu'a publié un journal californien juste avant que je prenne l'avion pour venir ici.

DES SCIENTIFIQUES DÉCLARENT QU'ON NE PEUT PAS FAIRE RESSEMBLER LES SOURIS À DES ÊTRES HUMAINS. C'était Un programme de recherche financé par le gouvernement, je suppose. Pensez un peu : dans ce monde, quelqu'un fait autorité en matière de savoir si les souris peuvent ou ne peuvent pas mettre des chaussures deux tons, des chapeaux melon, des chemises rayées et des pantalons en Dacron, et se faire passer pour des humains.

Bon, je vais vous dire ce qui m'intéresse, ce que je trouve important. Je ne peux pas affirmer que je fais autorité sur quelque sujet que ce soit, mais je peux vous dire en toute honnêteté que certaines questions me fascinent absolument, et que je passe tout mon temps à écrire à leur propos.
Les deux ièmes fondamentaux qui me fascinent sont : Qu'est-ce que la réalité? Et : Qu'est-ce qui constitue un être humain authentique ? Pendant les vingt-sept années au cours desquelles j'ai publié des romans et des nouvelles, je n'ai pas cessé d'explorer ces thèmes, encore et toujours. Je considère qu'il s'agit de thèmes importants. Que sommes-nous? Qu'est-ce qui nous entoure, ce que nous appelons le non-moi, ou le monde empirique ou phénoménal ?

En 1951, lorsque je vendis ma première nouvelle, je n'avais pas la moindre idée du fait que l'on pouvait travailler sur des notions si fondamentales dans le domaine de la science-,, fiction. Ma première nouvelle parlait d'un chien qui s'imagi-jï nait que les éboueurs qui passaient tous les vendredis matin! volaient de précieuses denrées que la famille avait soigneuse­ment mises de côté, bien à l'abri dans un conteneur métalli­que. Chaque jour, des membres de la famille sortaient des j sacs en papier pleins de bonne nourriture bien mûre, les mettaient dans la boîte en métal, fermaient hermétiquement le couvercle — et quand la boîte était pleine, ces créatures à l'air redoutable arrivaient et volaient tout, sauf le récipient '.

Finalement, dans la nouvelle, le chien commence à imagi­ner qu'un jour les éboueurs mangeront les gens qui sont dans la maison, tout comme ils volent leur nourriture. Bien sûr, le chien se trompe sur ce point. Nous savons tous que les éboueurs ne mangent pas les gens. Mais, d'une certaine manière, l'extrapolation du chien était logique — étant donné les faits dont il disposait. La nouvelle parlait d'un chien réel, que j'avais l'habitude d'observer en essayant d'entrer dans sa tête et d'imaginer comment il voyait le monde. Certainement, conclus-je, ce chien voit le monde d'une manière tout à fait différente de la mienne, ou de celle de n'importe quel être humain. Et puis j'ai commencé à me dire : Peut-être chaque être humain vit-il dans un monde unique, un monde privé, un monde différent de ceux qu'habitent tous les autres humains, et dont ils font l'expérience. Et cela m'a amené à m'interro-ger : Si la réalité diffère d'un individu à l'autre, pouvons-nous parler de réalité singulière, ou devrions-nous en fait parler de réalités plurielles? Et s'il existe des réalités plurielles, cer­taines sont-elles plus vraies (plus réelles) que d'autres? Que dire de l'univers d'un schizophrène ? Peut-être est-il aussi réel que le nôtre. Peut-être nous est-il impossible d'affirmer que nous sommes en contact avec la réalité et pas lui, peut-être devrions-nous plutôt dire : Sa réalité est si différente de la nôtre qu'il ne peut pas nous l'expliquer et que nous ne pouvons pas lui expliquer la nôtre. Le problème dans ce cas, c'est que si l'on expérimente des univers subjectifs trop différents, il se produit une rupture de la communication — et c'est là qu'est la véritable maladie.

J'ai autrefois écrit une nouvelle dans laquelle un homme victime d'un accident a été conduit à l'hôpital. Quand on commence à l'opérer, on découvre qu'il s'agissait d'un androïde, pas d'un humain, et qu'il ne le savait pas. On doit le lui apprendre. D'un seul coup ou presque, Mr. Poole découvre que sa réalité consiste en une bande perforée qui passe d'une bobine à une autre à l'intérieur de sa poitrine. Fasciné, il se met à boucher certaines perforations et à en ajouter de nouvelles. Immédiatement, son univers se modifie. Un vol de canards traverse sa chambre lorsqu'il perce un nouveau trou dans la bande. Pour finir, il sectionne entière­ment la bande, et le monde disparaît 1 . Pourtant, il disparaît également pour les autres personnages de l'histoire... ce qui n'a aucun sens, quand on y réfléchit. A moins que les autres personnages n'aient été des illusions appartenant au monde imaginaire de la bande perforée. Ce qu'ils étaient, je suppose.

J'ai toujours eu l'espoir, en écrivant des romans et des nouvelles qui posaient la question « Qu'est-ce que la réa­lité ? » d'obtenir un jour une réponse. C'était aussi l'espoir de la plupart de mes lecteurs... Les années passaient. J'écrivis plus de trente romans et plus de cent nouvelles, et j'étais toujours incapable de déterminer ce qui était réel. Un jour, une étudiante canadienne m'a demandé de lui fournir une définition de la réalité pour son cours de philosophie. Elle voulait une réponse en une phrase. J'y réfléchis, et je finis par dire : « La réalité est ce qui, lorsqu'on cesse d'y croire, ne s'en va pas. »

C'est tout ce que j'étais capable de proposer. C'était en 1972. Depuis lors, je ne suis pas parvenu à définir la réalité plus clairement.
Mais il s'agit d'un vrai problème, pas d'un simple jeu intellectuel. Parce que nous vivons aujourd'hui dans une société où les médias, les gouvernements, les grandes compa­gnies, les groupements religieux et les partis politiques fabriquent de pseudo-réalités — et qu'il existe l'équipement électronique requis pour faire rentrer ces univers illusoires clans la tête du lecteur, du spectateur, de l'auditeur. Parfois, quand j'observe ma fille de onze ans en train de regarder la télé, je me demande ce qu'on lui apprend. Le problème de l'erreur d'interlocuteur; réfléchissez à ça. Un petit enfant regarde un programme télé réalisé pour les adultes. La moitié de ce que l'on dit ou de ce que l'on fait dans la dramatique est probablement comprise de travers par l'enfant. Peut-être tout est-il compris de travers. Et de surcroît, le problème est de savoir jusqu'à quel point l'information est authentique, de toute manière, même si l'enfant la comprenait correctement? Quel rapport y a-t-il entre une situation dans une comédie télévisée moyenne et la réalité ? Que dire des films policiers ? Les voitures passent leur temps à déraper, à se rentrer dedans et à prendre feu. Les policiers sont toujours bons et ils gagnent toujours. Ne négligez pas cela : la police gagne toujours. Quelle leçon! On ne devrait pas combattre les autorités et, même si on le fait, on est sûr de perdre. Ici, le message est : Restez passifs. Et... coopérez. Si le sergent ! ; Baretta vous demande une information, donnez-la-lui, parce que le sergent Baretta est un brave homme digne de confiance. il vous aime, et vous devriez l'aimer.

Alors, dans mes écrits, je pose la question «Qu'est-ce qui * est réel ? ». Parce que nous sommes sans cesse bombardés de pseudo-réalités fabriquées par des gens très sophistiqués recourant à des mécanismes électroniques très sophistiqués. Je ne me défie pas de leurs intentions ; je me défie de leur pouvoir, ils en ont beaucoup. Et c'est un pouvoir stupéfiant : celui de créer des univers entiers, des univers mentaux. Je devrais le savoir. Je fais la même chose. C'est mon boulot de

créer des univers, c'est indispensable pour écrire roman sur roman. Et je dois les construire de telle manière qu'ils ne s'effondrent pas deux jours plus tard. Ou, du moins, c'est ce que mes éditeurs souhaitent. Pourtant, je vais vous confier un secret : j'aime construire des univers qui s'effondrent' vrai­ment. J'aime les voir perdre le nord, et j'aime voir comment les personnages des romans se débrouillent face à ce pro­blème. J'éprouve un secret amour pour le chaos. Il devrait y en avoir davantage. Ne croyez pas — et je suis extrêmement sérieux en disant cela —, ne supposez pas que l'ordre et la stabilité sont toujours bons, dans une société ou dans un univers. Ce qui est vieux, sclérosé doit toujours céder la place à une vie nouvelle et à la naissance de nouvelle choses. Avant que les choses neuves puissent naître, les anciennes doivent périr. Il s'agit là d'une chose dangereuse à réaliser, car cela nous apprend que nous devons en fin de compte renoncer à une grande partie de ce qui nous est familier. Et c'est douloureux. Mais ça fait partie du scénario de l'existence. A moins de parvenir à nous accommoder psychologiquement du changement, nous commencerons nous-mêmes à mourir, intérieurement. Ce que je dis, c'est que les objets, les traditions, les habitudes et les modes de vie doivent succom­ber pour que l'être humain authentique puisse vivre. Et c'est l'être humain authentique qui compte le plus, l'organisme viable et souple qui est capable de rebondir, d'absorber et d'encaisser la nouveauté.

Bien entendu, il est compréhensible que je dise cela, parce que j'habite à côté de Disneyland, et qu'ils ne cessent d'ajouter de nouvelles attractions et de détruire les anciennes. Disneyland est un organisme évolutif. Pendant des années, ils ont eu le simulacre de Lincoln et, finalement, celui-ci s'est mis à mourir et ils ont dû le retirer, à contrecœur. Le simulacre, comme Lincoln lui-même, n'était qu'une de ces formes temporaires dont la matière et l'énergie s'emparent, puis qu'elles abandonnent. La même chose est vraie pour chacun d'entre nous, que ça vous plaise ou non.

Le philosophe grec présocratique Parménide enseignait que les seules choses réelles sont celles qui ne changent jamais... et le philosophe grec présocratique Héraclite enseignait que tout change. Si l'on superpose leurs deux façons de voir, on arrive à ce résultat : rien n'est réel. L'étape suivante du raisonnement est fascinante : il est impossible que Parménide ait jamais existé parce qu'il a vieilli, rendu l'âme et disparu et que, par conséquent, selon sa propre philosophie, il n'a pas existé. Et il se peut qu'Héraclite ait eu raison — ne l'oublions pas; ainsi, si Héraclite avait raison, Parménide existait et, par conséquent, selon la philosophie d'Héraclite, il est possible que Parménide ait eu raison, puisqu'il remplissait les conditions, les critères d'après lesquels Heraclite estimait que les choses étaient réelles.

Je ne dis cela qu'afin de montrer que, dès que l'on commence à s'interroger sur ce qui est en fin de compte réel, on se met aussitôt à proférer des absurdités. A l'époque de Zénon, on savait qu'il s'agissait d'absurdités. Zénon prouva que le mouvement était impossible (en fait, il ne fit qu'imagi­ner l'avoir prouvé ; il lui manquait ce que l'on appelle en termes techniques « la théorie des limites »). David Hume, le plus grand sceptique de tous, fit une fois remarquer que, après une réunion au cours de laquelle les sceptiques avaient affirmé la validité du scepticisme en tant que philosophie, la totalité des membres était néanmoins partie en empruntant la porte et non la fenêtre. Je comprends ce que Hume voulait dire. C'était juste du bavardage. Ces philosophes solennels ne prenaient pas au sérieux ce qu'ils disaient.

Mais je considère que la question de la définition de la réalité... c'est un problème sérieux, et même un problème vital. Et qui contient quelque part l'autre question, celle de la définition de l'humain authentique. Car le bombardement de pseudo-réalités commence à produire très vite des êtres humains non authentiques, des simulacres d'êtres humains — aussi faux que les données qui les assaillent de toutes parts. Mes deux questions n'en forment qu'une, en réalité ; c'est là qu'elles se rejoignent. De fausses réalités engendrent de faux êtres humains. Ou de faux êtres humains créent de fausses réalités qu'ils vendent ensuite à d'autres humains, les trans­formant, au bout du compte, en contrefaçons d'eux-mêmes.

Et nous nous retrouvons donc avec de faux humains inventant de fausses réalités, puis les refilant à d'autres faux êtres humains. C'est juste une immense variante de Disneyland. On peut faire un tour avec les pirates, voir le simulacre de Lincoln ou monter dans le Mr. Toad's Wild Ride — on peut tout faire, mais rien n'est vrai.

Dans ce que j'ai écrit, je me suis tellement intéressé aux faux que j'en suis finalement arrivé au concept de faux faux. Par exemple, il y a à Disneyland de faux oiseaux mus par des moteurs électriques qui émettent des coassements et des cris perçants quand on passe à côté d'eux. Imaginez qu'une nuit nous nous introduisions tous dans le parc avec de vrais oiseaux et que nous nous en servions pour remplacer les oiseaux artificiels. Imaginez l'horreur qu'éprouveraient les responsables de Disneyland en découvrant la cruelle super­cherie. De vrais oiseaux ! Et peut-être même un jour de vrais hippopotames et de vrais lions. Consternation. Le parc subissant une fourbe transmutation de l'irréel au réel sous l'influence de sinistres forces. Par exemple, imaginez que le mont Cervin se transforme en une authentique montagne couverte de neige ? Et si le lieu entier, par quelque miracle de la puissance et de la sagesse divines, devenait, en un instant, en un clin d'œil, quelque chose d'incorruptible? Ils seraient obligés de fermer.

Dans le Timée de Platon, Dieu ne crée pas l'univers, comme le fait le Dieu chrétien ; Il le découvre un jour, simplement. Et il est dans un état de chaos total. Dieu se met au travail pour transformer le chaos en ordre. Je trouve cette idée séduisante, et je l'ai adaptée pour qu'elle satisfasse mes propres besoins intellectuels : et si notre univers n'avait pas été tout à fait réel, au commencement, s'il n'avait été qu'une sorte d'illusion, comme l'enseigne la religion hindoue, et que Dieu, par amour et bonté envers nous, le métamorphosait len­tement, lentement et secrètement en quelque chose de réel?

Nous n'aurions pas conscience de cette transformation, puisque nous n'aurions pas conscience du fait que notre monde était une illusion au départ. Techniquement, il s'agit d'une notion gnostique. Le gnosticisme est une religion qu'ont embrassée les juifs, les chrétiens et les païens durant plusieurs siècles. On m\accusé d'avoir des idées gnostiques. Je suppose que c'est vrai. A une certaine époque, on m'aurait brûlé. Mais certaines de leurs idées m'intriguent. Une fois, alors que je consultais Encyclopedia Britannica à l'article « Gnosticisme », je suis tombé sur la référence à un codex Hiiostique intitulé Le Dieu irréel et les aspects de Son univers inexistant, idée qui m'a plongé dans un irrésistible fou rire.
Ouel genre d'individu pouvait être capable d'écrire à propos d'une chose dont il savait qu'elle n'existait pas, et comment quelque chose qui n'existe pas peut-il avoir des aspects? Mais je m'aperçus ensuite que j'avais écrit sur ces sujets durant plus de vingt-cinq ans. Je suppose que l'on possède une grande liberté d'expression lorsqu'on écrit sur un sujet qui n'existe pas. Un de mes amis écrivit autrefois un livre intitulé Les Serpents d'Hawaii. Un certain nombre de bibliothèques lui ont écrit pour commander son livre. Eh bien, il n'y a pas de serpents à Hawaii. Toutes les pages de son livre étaient vierges.

Bien sûr, dans la science-fiction, personne ne prétend que les mondes que l'on décrit sont réels. C'est la raison pour laquelle nous la nommons « fiction ». Le lecteur est prévenu qu'il ne doit pas ajouter foi à ce qu'il va lire. Il est tout aussi vrai que les visiteurs de Disneyland comprennent que Mr. Toad n'existe pas vraiment et que les pirates sont animés par tles moteurs et des mécanismes servo-assistés, des relais et des circuits électroniques. Il n'y a donc aucune supercherie.

Et pourtant, ce qui est étrange, c'est que d'une certaine manière, d'une vraie manière, une bonne partie de ce qui paraît sous l'étiquette « science-fiction » est authentique. Pas forcément authentique au sens littéral du terme, je suppose. Nous n'avons pas été vraiment envahis par des créatures venues d'un autre système solaire, comme on le montre dans Rencontres du troisième type. Les producteurs de ce film n'ont jamais eu l'intention de nous le faire croire. Si ?

Et, plus important, s'ils ont eu l'intention d'établir cela, est-ce réellement vrai ? Là est le problème. Non pas : est-ce que le producteur ou l'auteur y croit. Mais : est-ce que c'est vrai?

Parce que, de manière complètement accidentelle, en tra­quant la bonne intrigue, un auteur, un producteur ou un scénariste de science-fiction peut très bien tomber sur la vérité... et ne s'en apercevoir que plus tard.
L'outil fondamental pour la manipulation de la réalité est la manipulation des mots. Quand on peut contrôler le sens des mots, on peut contrôler les gens qui sont obligés d'utiliser les mots. George Orwell l'a mis en évidence dans son roman 1984. Mais on peut contrôler l'esprit des gens d'une autre manière : en contrôlant leurs perceptions. Si vous êtes capable d'amener les gens à voir le monde comme vous le voyez, ils penseront comme vous pensez. La compréhension suit la perception. Comment les pousser à voir la même réa­lité que vous ? Après tout, il ne s'agit que d'une réalité parmi tant d'autres. La représentation est une des composantes fondamentales. Les images. C'est la raison pour laquelle le pouvoir de la télé est d'une importance aussi stupéfiante, Les mots et les images sont synchrones. Il est possible d'exercer un contrôle total sur le spectateur, en particulier sur le jeune spectateur. Regarder la télé est une forme d'apprentissage pendant le sommeil. L'électroencéphalogramme de quel­qu'un qui regarde la télévision montre qu'au bout d'une demi-heure environ le cerveau conclut qu'il ne se passe rien, sombre dans un état brumeux, quasi hypnotique, et se met à émettre des ondes alpha. Cela parce qu'il se produit très peu de mouvements oculaires. Qui plus est, une bonne partie de l'information est de nature graphique et passe par conséquent dans l'hémisphère droit du cerveau au lieu d'être traitée par le gauche, qui est le siège de la personnalité consciente. Des expériences récentes montrent qu'une importante quantité des choses que nous voyons sur l'écran de télé sont assimilées sur un plan subliminal. Nous ne faisons que croire que nous voyons consciemment ce qu'il y a à voir. La dimension des messages éclipse notre attention ; littéralement, après quel­ques heures passées à regarder la télévision, nous ne savons plus ce que nous avons vu. Nos souvenirs sont illusoires, comme les souvenirs que nous avons de nos rêves ; les trous sont remplis rétrospectivement. Et falsifiés. Nous avons inconsciemment participé à la création d'une réalité simulée, dont nous nous sommes ensuite obligeamment nourris. Nous nous sommes rendus complices de notre propre déchéance.

Et — et je dis cela en tant qu'écrivain de science-fiction professionnel — les producteurs, scénaristes et metteurs en scène qui créent ces mondes audio-visuels ignorent dans quelle mesure leur contenu est vrai, tout comme nous. En ce qui me concerne, je ne sais pas dans quelle mesure ce que j'écris est vrai, ni quelles parties sont vraies (si certaines le sont). Il s'agit là d'une situation létale en puissance. Nous avons la fiction qui parodie la réalité et la réalité qui parodie la fiction. Nous avons deux choses qui se chevauchent dangereusement, qui se brouillent dangereusement l'une l'autre. Et, en toute probabilité, ce n'est pas volontaire. Cela lait en réalité partie du problème. On ne peut pas légalement contraindre un auteur à étiqueter correctement ce qu'il produit, comme une boîte de boudin dont les ingrédients sont mentionnés sur l'étiquette... On ne peut pas le forcer à déclarer quelle partie est vraie et laquelle ne l'est pas s'il ne le sait pas lui-même.

C'est une expérience épouvantable que d'écrire quelque chose dans un roman, en croyant qu'il s'agit de pure fiction, et d'apprendre plus tard — peut-être des années plus tard — que c'est vrai. J'aimerais vous fournir un exemple. C'est quelque chose que je ne comprends pas. Vous pourrez peut-être trouver une explication théorique. J'en suis, moi, incapable.

En 1970, j'ai écrit un roman intitulé Coulez mes larmes, dit le policier. L'un des personnages est une fille de dix-neuf ans} nommée Kathy. Son mari s'appelle Jack. Kathy semble travailler pour l'underground criminel mais, ultérieurement, lorsqu'on lit le roman plus avant, on s'aperçoit qu'elle travaille en fait pour la police. Elle entretient une liaison avec '"un inspecteur de police. Ce personnage est de pure fiction ou du moins je le croyais.
Quoi qu'il en soit, le jour de Noël 1970, j'ai rencontré une nommée Kathy — c'était après que j'ai achevé le roman, vous comprenez. Elle avait dix-neuf ans. Son petit ami s'appelait Jack. Je n'ai pas tardé à apprendre qu'elle revendait de la drogue. J'ai passé des mois à tenter de lui faire abandonner son activité ; je passais mon temps à l'avertir qu'elle allait se faire prendre. Et puis, un soir, alors que nous entrions ensemble dans un restaurant, Kathy s'est immobilisée et m'a dit « Je ne peux pas entrer ». A l'intérieur du restaurant était assis un inspecteur de police que je connaissais. « Il faut que je te dise la vérité, m'a dit Kathy. J'ai une liaison avec lui. »Indiscutablement, il s'agit de coïncidences troublantes. Peut-être suis-je doué de précognition. Mais le mystère devient encore plus effarant ; l'étape suivante me sidère totalement. Et ça fait quatre ans que ça dure. En 1974, le roman parut chez Doubleday. Un après-midi, je discutais avec le prêtre de ma paroisse — je suis épiscopalien — et je me suis retrouvé à lui parler d'une scène importante vers la fin du livre, dans laquelle le personnage, Félix Buckman, rencontre un Noir, un inconnu, dans une station-service ouverte toute la nuit, et se met à discuter avec lui. A mesure que je fournissais davantage de détails pour décrire la scène, le prêtre devenait de plus en plus agité. A la fin, il me dit : « C'est un passage des Actes des Apôtres, dans la Bible ! Dans les Actes, l'homme qui rencontre le Noir sur la route s'appelle Philippe — comme vous. » Le père Rasch était tellement retourné par la ressemblance qu'il n'arriva même pas à retrouver le passage dans sa Bible. « Lisez les Actes, m'ordonna-t-il. Et vous tomberez d'accord. C'est la même chose, jusque dans les moindres détails. »

Je rentrai chez moi et lus le passage des Actes. Oui, le père Rasch avait eu raison; la scène de mon roman était la transposition manifeste de la scène des Actes... et je n'avais jamais lu les Actes, je dois le reconnaître. Mais, là encore, l'énigme se fit plus profonde. Dans les Actes, le haut fonctionnaire romain qui arrête et interroge saint Paul s'appelle Félix — le même nom que mon personnage. Et mon personnage, Félix Buckman, est un général de police de haut rang ; en fait, il occupe le même poste dans mon roman que Félix dans le Livre des Actes : l'autorité suprême. Il y a dans mon roman une conversation qui se rapproche beaucoup d'une conversation entre Félix et Paul.

Bon, je décidai de voir s'il y avait d'autres ressemblances. Le personnage principal de mon roman s'appelle Jason. J'ai un index de la Bible, et j'allai le consulter pour savoir si un quelconque Jason apparaissait quelque part dans la Bible. Je ne nie souvenais d'aucun. Eh bien, un nommé Jason apparaît une fois et une seule dans la Bible. C'est dans le Livre des Actes. Et, comme pour m'infliger de nouvelles coïncidences, Jason de mon roman fuit les autorités et se réfugie chez Quelqu 'un, et le Jason des Actes abrite chez lui un fugitif — une inversion exacte de la situation de mon roman, comme si || mystérieux Esprit responsable de tout cela se livrait à une sorte de plaisanterie portant sur la totalité de la chose. Félix, Jason, et la rencontre en chemin avec le Noir qui est un parfait inconnu. Dans les Actes, le disciple Philippe baptise le Noir qui s'éloigne ensuite en se réjouissant. Dans mon roman, Félix Buckman se raccroche au Noir inconnu pour chercher un soutien émotionnel, car la sœur de Félix Buckman vient de mourir et il est en train de s'effondrer psychologiquement. Le Noir remonte le moral de Buckman et même si Buckman ne part pas en se réjouissant, du moins se larmes ont-elles cessé de couler. Il était en train de rentrer chez lui par la voie des airs, et il fallait qu'il se raccroche à quelqu'un, n'importe qui, même un parfait inconnu. C'est la rencontre de deux étrangers sur la route, rencontre qui change la vie de l'un d'entre eux— dans mon roman comme dans les Actes. Et une ultime excentricité du mystérieux l'esprit à l 'œuvre : le nom « Félix » est le terme latin pour dire "heureux" ». Ce que j'ignorais à l'époque où j'ai écrit le roman. L'étude minutieuse de mon roman montre que, pour des raisons que je ne peux même pas commencer à expliquer, je m'étais débrouillé pour récrire plusieurs événements fondamentaux k d'un certain livre de la Bible, et j'avais même les noms exacts. Qu'est-ce qui pouvait expliquer cela? Il y a maintenant quatre ans que j'ai découvert tout cela. Pendant quatre ans, j'ai tenté d'élaborer une théorie et je n'y suis pas arrivé. Je ne suis pas sûr de jamais y arriver.

Mais le mystère ne s'est pas arrêté là, contrairement à ce que j'avais cru. Il y a deux mois, j'étais en train de marcher vers la boîte aux lettres pour expédier un pli, et aussi pour profiter du spectacle de l'église Saint-Joseph qui se trouve en face de l'immeuble où j'habite. Je remarquai un homme qui s'attardait de façon suspecte à côté d'une voiture en station­nement. On aurait dit qu'il cherchait à voler la voiture, ou peut-être quelque chose à l'intérieur ; quand je suis revenu de la boîte aux lettres, il s'est caché derrière un arbre. Mû par une impulsion, je me suis dirigé vers lui et je lui ai demandé : « Il a quelque chose qui ne va pas ?
Je suis en panne d'essence, m'a-t-il répondu. Et je n'ai pas d'argent. » Chose incroyable, parce que je n'avais jamais fait ça auparavant, j'ai sorti mon portefeuille, pris tout l'argent qu'il y avait dedans et le lui ai offert. Il m'a alors serré la main et m'a demandé où j'habitais, pour qu'il puisse me rembour­ser plus tard. Je suis rentré chez moi, et j'ai réalisé que l'argent ne lui serait d'aucun secours, étant donné qu'il n'y avait pas de station-service suffisamment proche pour un piéton. Aussi y suis-je retourné, dans ma voiture. Il avait un bidon métallique dans le coffre de la sienne et, tous les deux, nous sommes partis pour une station-service ouverte toute la nuit. Nous nous sommes bientôt retrouvés plantés là, deux étrangers, tandis que le pompiste remplissait le bidon de métal. Soudain, j'ai réalisé qu'il s'agissait de la scène de mon roman — le roman écrit huit ans plus tôt. La station de nuit était exactement semblable à celle dont mon œil intérieur avait eu la vision lorsque j'avais écrit la scène — la lumière d'un blanc aveuglant, le pompiste — et je remarquais à présent une chose dont je ne m'étais pas aperçu jusqu'alors. L'inconnu que j'étais en train d'aider était noir.

Nous regagnâmes son véhicule en panne, échangeâmes une poignée de main, et je rentrai chez moi. Je ne l'ai jamais revu. Il ne pouvait pas me rembourser, parce que je ne lui avais pas dit lequel des nombreux appartements était le mien, ni comment je m'appelais. Cette expérience m'a laissé terrible­ment ébranlé. J'avais littéralement vécu une scène entière­ment telle qu'elle était apparue dans mon roman. Ce qui revient à dire que j'avais vécu une sorte de réplique du passage des Actes où Philippe rencontre le Noir sur la route.

Ou'est-ce qui pouvait bien expliquer tout ça?

Le réponse que j'ai trouvée n'est peut-être pas correcte, mais c'est la seule que j'aie. Elle concerne le temps. Ma théorie est celle-ci : en un certain sens, important, le temps n'est pas réel. Ou peut-être est-il réel, mais pas de la façon dont nous en faisons l'expérience ou dont nous l'imaginons, l'avais (et j'ai toujours) la vive, l'écrasante certitude que, malgré tous les changements dont nous sommes témoins, un paysage précis et permanent sous-tend le monde du change­ment : et que cet invisible univers sous-jacent est celui de la Bible; c'est, spécifiquement, la période qui suit immédiate­ment la mort et la résurrection du Christ ; c'est, en d'autres icmies, la période couverte par le Livre des Actes.

Parménide serait fier de moi. J'ai observé un monde en constante mutation et déclaré qu'en dessous gisait l'éternel, l'immuable, l'absolument réel. Mais comment cela s'est-il prioduit? Si nous sommes en réalité en l'an 50, pourquoi est- ce l'an 1978 que nous vivons? Et si nous vivons en fait dans l'empire romain, quelque part en Syrie, pourquoi voyons-nous les Etats-Unis?

Au Moyen Age, une curieuse théorie a vu le jour, que je vais maintenant vous présenter pour ce qu'elle vaut. C'est la théorie selon laquelle le Mauvais — Satan — est « le singe de Dieu». Qu'il crée de fallacieuses imitations de la création, de l'authentique création de Dieu, puis les insère dans cette authentique création pour la falsifier. Est-ce que cette théorie bizarre contribue à éclairer mon expérience? Devons-nous < mire que nous sommes enfermés, que nous sommes abusés, que nous ne sommes pas en 1978 mais en 50 après Jésus-( lirist... et que Satan a fabriqué une contrefaçon de la réalité pour étouffer notre foi en le retour du Christ?

Je me vois très bien en train de consulter un psychiatre. Le psychiatre demande : « En quelle année sommes-nous? » Et je réponds : « En 50 après Jésus-Christ. » Le psychiatre plisse les yeux puis demande : « Et où êtes-vous ? » Je réponds : « En Judée. » « Et où diable est-ce que ça se trouve ? » fait le psychiatre. « C'est une partie de l'Empire romain », me faudrait-il répondre. « Savez-vous qui est le Président ?» demanderait le psychiatre, et je lui répondrais : « Le procu­reur Félix. — Vous êtes vraiment sûr de ça ? » demanderait le psychiatre en faisant un signe discret à deux infirmiers très impressionnants. « Ouaip, répondrais-je. A moins que Félix ne se soit retiré et n'ait été remplacé par le procureur Festus. Vous voyez, Félix avait emprisonné saint Paul parce que... — Qui vous a dit tout ça? » m'interromperait le psychiatre, agacé, et je répondrais : « Le. Saint-Esprit. » A la suite de quoi je me retrouverais au cabanon, en train de regarder au-dehors et sachant exactement pourquoi j'ai atterri là.

En un sens, toutes les affirmations de cette conversation seraient exactes, quoique manifestement fausses en un autre sens. Je sais parfaitement bien que nous sommes en 1978, que Jimmy Carter est Président et que j'habite Santa Ana, Californie, aux Etats-Unis. Je connais même le trajet pour aller de chez moi à Disneyland, chose que je semble incapable d'oublier. Et il n'existait sûrement aucun Disneyland à l'époque de saint Paul.

Donc, si je me force à être très rationnel, raisonnable et toutes ces choses louables, je dois admettre que l'existence de Disneyland (que je sais réel) prouve que nous ne vivons pas en Judée en 50 après Jésus-Christ. L'idée d'un saint Paul en train de tournoyer dans les tasses à thé géantes tout en composant les Premières Epîtres aux Corinthiens, pendant que la télévision parisienne le filme au téléobjectif — c'est tout simplement impossible. Saint Paul n'approcherait jamais de Disneyland. Seuls les enfants, les touristes et les hauts fonctionnaires soviétiques en visite officielle vont à Disney­land. Pas les saints.

Mais d'une certaine manière ce matériel biblique a piégé mon inconscient et s'est insinué dans mon roman, et il est tout aussi vrai que, pour une raison quelconque, j'ai revécu en 1978 une scène que j'avais décrite en 1970. Ce que je dis, c'est

Ceci : au moins un de mes romans renferme la preuve interne qu'une autre réalité, une réalité immuable, exactement semblable à celle dont Parménide et Platon avaient soup­ çonné l'existence, sous-tend le monde visible et phénoménal du changement et. d'une certaine manière, peut-être à notre grande surprise, que nous pouvons y accéder. Ou plutôt qu'un mystérieux Esprit peut nous faire entrer en contact avec lui, s'il désire que nous voyions cet autre paysage permanent. Le temps passe, des milliers d'années passent mais, au moment même où nous voyons ce monde contemporain, l'ancien monde, le monde de la Bible, gît en dessous, dissimulé, toujours là et toujours réel. Pour l'éternité.

Risquerai-je le tout pour le tout en vous racontant le reste de cette histoire particulière ? Je vais le faire, puisque je suis déjà allé jusque-là. Mon roman, "Coulez mes larmes, dit le policier" parut chez Doubleday en février 1974. Dans la semaine qui suivit sa sortie, on m'enleva deux dents cariées sous sodium penthotal. Plus tard dans la journée, je fus victime d'une vive douleur. Ma femme appela le chirurgien-dentiste qui téléphona à la pharmacie. Une demi-heure plus tard, on frappa à la porte de chez moi : le coursier de la pharmacie avec les analgésiques. Quoique en train de saigner,malade et affaibli, j'éprouvai le besoin d'aller répondre moi-même. Quand j'ouvris la porte, je me retrouvai face à une|eune femme — qui portait un collier d'or étincelant au milieuduquel pendait un poisson doré et luisant. Pour une raisonquelconque, ce poisson m'hypnotisa; j'oubliai ma douleur,oubliai les analgésiques, oubliai pourquoi la fille était là. Je_ me contentai de scruter le symbole du poisson.

« Qu'est-ce que ça signifie ? » lui demandai-je. La fille porta la main à son poisson en or miroitant et dit : « C'est un symbole porté par les premiers chrétiens. » Puis elle me remit le paquet de médicaments.

A cet instant, alors que je fixais l'étincelant symbole du poisson et écoutais sa réponse, je fis soudain l'expérience d'une chose dont je devais apprendre par la suite qu'on l'appelle anamnèse — mot grec qui signifie littéralement "perte de l'oubli ». Je me rappelai qui j'étais et où j'étais. A

cet instant, en un clin d'oeil, tout me revint. Et non seulement j'étais capable de m'en souvenir, mais aussi de le voir. La fille faisait partie des chrétiens clandestins, et moi aussi. Nous vivions dans la crainte d'être repérés par les Romains. Il nous fallait communiquer à l'aide de symboles secrets. Elle venait de me dire tout cela, et c'était vrai.

Durant un court moment, si difficile cela soit-il à croire ou à expliquer, je vis s'ébaucher les noirs contours de la détestable Rome, avec ses allures de prison. Mais, plus important, je me souvins de Jésus, qui avait été avec nous peu de temps auparavant, s'était temporairement absenté et reviendrait très bientôt. Le sentiment que j'éprouvai était la joie. Nous nous préparions en secret à L'accueillir à Son retour. Cela ne tarderait pas. Et les Romains l'ignoraient. Ils pensaient qu'il était mort, mort à jamais. C'était notre grand secret, notre réjouissant savoir. En dépit de toutes les apparences, le Christ allait revenir, et les délices de notre attente étaient sans limites.

N'est-il pas insolite que cette étrange expérience, cette reconquête de la mémoire perdue n'ait eu lieu qu'une semaine après la parution de Coulez mes larmes? Et c'est dans Coulez mes larmes que l'on trouve la transposition des personnages et des événements du Livre des Actes, qui est situé à cette période précise juste après la mort et la résurrection du Christ dont je me souvenais, par l'entre­mise du symbole du poisson doré, comme venant juste de s'achever ?

Si vous étiez à ma place, et si cela vous était arrivé, je suis certain que vous ne pourriez pas en rester là. Vous cherche­riez une théorie susceptible d'en rendre compte. Depuis quatre ans, maintenant, j'ai essayé une théorie après l'autre : le temps circulaire, le temps gelé, le temps intemporel, le temps qualifié de « sacré » par opposition au temps « mon­dain »... Je ne pourrais pas dire combien de théories j'ai mises à l'épreuve. Pourtant, une constante a prévalu à travers toutes ces théories. Il doit bel et bien exister un Esprit-Saint qui entretient une relation précise et intime avec le Christ, qui peut s'infiltrer dans l'esprit des hommes, les guider et les informer et même s'exprimer à travers eux, sans qu'ils en soient forcément conscients.

Alors que j'écrivais Coulez mes larmes, en 1970, il se produisit quelque chose d'inhabituel, une chose dont je réalisai alors qu'elle n'était pas ordinaire, qu'elle ne faisait pas partie du processus normal de l'écriture. Une nuit, je fis un rêve, un rêve particulièrement frappant. Et, au réveil, je me retrouvai dans l'obligation — dans l'absolue nécessité — d'insérer le rêve dans le texte du roman exactement comme je I'avais rêvé. Pour arriver à une version tout à fait rigoureuse du lève, il me fallut rédiger onze jets, jusqu'à ce que je sois satisfait.

Je vais maintenant citer un passage du roman dans sa dernière version, celle qui fut publiée. Voyez si ce rêve vous iappelle quoi que ce soit.

"Un paysage d'été, roux et sec. Le paysage de son enfance. Il était à cheval et un groupe de cavaliers s'approchait de lui par la gauche, lentement. Des hommes aux tuniques éclatantes, chacune d'une couleur différente, coiffés d'un casque pointu scintillant au soleil. Solennels, les cheva-liers le dépassèrent et il remarqua le visage de l'un d'eux : un antique visage de marbre. Le visage d'un homme terriblement vieux dont la barbe blanche ondoyait. Quel nez prononcé! Quelle noblesse dans les traits! Un homme las,tellement éloigné des hommes ordinaires. De toute évidence, c'était un roi. « Félix Buckman n'ouvrit pas la bouche et les cavaliers ne lui adressèrent pas la parole. Ensemble, ils se dirigeaient vers la maison d'où il était sorti. Quelqu'un s'y était enfermé dans le silence, la solitude et l'obscurité, sans fenêtres, seul pour l'éternité. Jason Taverner. Immobile, inerte, existant à peine. Félix Buckman continua son chemin, galopant en rase campagne. Soudain, un cri atroce lui parvint. Ils avaient tué Taverner. Les voyant entrer, les devinant dans les ténèbres Qui l'enveloppaient, sachant quelles étaient leurs intentions, Taverner avait hurlé. « Un chagrin absolu, une désespérance totale, s'emparèrent de Félix Buckman. Mais, dans son rêve, il ne fit pas demi-tour, il ne se retourna pas. Il n'y avait rien à faire. Personne n'aurait pu arrêter les cavaliers aux tuniques multicolores. Nul n'aurait pu leur interdire de faire ce qu'ils avaient à faire. D'ailleurs, c'était fini. Taverner était mort » Ce passage ne vous inspire sans doute rien de particulier, excepté l'image d'une petite troupe dépêchée pour exécuter une sentence prononcée à rencontre d'un homme coupable ou présumé coupable. On ne sait pas clairement si Taverner a vraiment commis quelque crime ou si l'on croit tout simple­ment qu'il en a commis un. J'avais l'impression qu'il était coupable, mais que c'était une tragédie qu'on doive le tuer, une tragédie terriblement triste. Dans le roman, c'est ce rêve qui déclenche les pleurs de Félix Buckman, à la suite de quoi il part à la rencontre du Noir dans la station-service.

Des mois après la publication du roman, je trouvai le passage de la Bible auquel ce rêve se réfère. C'est en Daniel VII, 9 :
« Je vis jusqu'à ce que les trônes fussent placés, et que l'Ancien des jours s'assit. Son vêtement était blanc comme la neige, et les cheveux de sa tête, comme de la laine pure ; son trône était des flammes de feu; les roues du trône, un feu brûlant. Un fleuve de feu coulait et sortait de devant lui. Mille milliers le servaient, et des myriades de myriades se tenaient devant lui. Le jugement s'assit, et les livres furent ouverts. »

Ce vieillard aux cheveux blancs apparaît de nouveau en Révélation, I, 13 :
« Je vis (...) quelqu'un de semblable au fils de l'homme, vêtu d'une robe qui allait jusqu'aux pieds, et ceint, à la poitrine, d'une ceinture d'or. Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige ; et ses yeux, comme une flamme de feu ; et ses pieds, semblables à de l'airain brillant, comme embrasés dans une fournaise ; et sa voix, comme une voix de grandes eaux. » Et, plus loin, en I, 17 :

•  Le texte cite est celui de la seule édition vraiment complète de Coulez mes larmes... Editions Robert Laffont, collection Ailleurs & Demain, traduction de Michel Deutsch et Isabelle Delord. {N.d.T.)

Et lorsque je le vis, je tombai à ses pieds comme mort ; et il mit sa droite sur moi, disant : Ne crains point ; moi, je suis Il premier et le dernier, et le vivant ; et j'ai été mort ; et voici, je suis vivant aux siècles des siècles ; et je tiens les clés de la mort et du hadès. Ecris donc les choses que tu as vues, et les choses qui sont, et les choses qui doivent arriver après celles- ci.»

Et, comme Jean de Patmos, j'écrivis fidèlement ce que j'avais vu et le mis dans mon roman. Et c'était vrai, même si j'ignorais à l'époque à qui renvoyait cette description :

« (...) il remarqua le visage de l'un d'entre eux : un antique visage de marbre. Le visage d'un homme terriblement vieux dont la barbe blanche ondoyait. Quel nez prononcé ! Quelle noblesse dans ces traits ! Un homme las, sérieux, tellement éloigné des hommes ordinaires. De toute évidence, c'était un roi. »

C'était un roi, en effet. Il s'agit du Christ Lui-même, revenu pour juger. Et c'est ce qu'il fait dans mon roman : il luge l'homme enfermé dans les ténèbres. L'homme enfermé dans les ténèbres doit être le Prince du Mal, la Force des Ténèbres. Nommez-le comme il vous plaira, son heure était venue. Il fut jugé et condamné. Félix Buckman pouvait pleurer sur la tristesse de tout cela, mais il savait que le verdict ne pouvait pas être contesté. Aussi poursuivit-il son chemin sur son cheval, sans faire demi-tour, sans se retour­ner, n'entendant que le cri de peur et de défaite : le cri du mal détruit.

Mon roman contenait donc des éléments issus d'autres parties de la Bible en même temps que les passages des Actes. Une fois déchiffré, mon roman raconte une histoire tout à fait différente de l'histoire superficielle (sur laquelle il n'y a pas à s'étendre ici). La véritable histoire est simplement celle-ci : le retour du Christ, désormais roi et non plus serviteur qui souffre. Juge, et non plus victime d'un jugement inique. Tout est inversé. Le message central de mon roman était, à mon insu, un avertissement aux puissants : vous serez sous peu jugés et condamnés. A qui, précisément, cela s'adressait-il ? Eh bien, je ne peux pas vraiment le dire; ou plutôt, je préférerais ne pas le dire. Je n'ai pas de certitude assurée, juste une intuition. Et c'est insuffisant pour poursuivre, aussi garderai-je mes pensées pour moi-même. Mais vous pourriez vous demander quels événements politiques se sont produits dans ce pays entre février et août 1974. Demandez-vous qui fut jugé et condamné, qui a sombré comme une étoile filante dans la décrépitude et la disgrâce. L'homme le plus puissant du monde. Et je me sens aussi navré pour lui que lorsque j'ai fait ce rêve. « Pauvre, pauvre homme », ai-je une fois dit à ma femme, les larmes aux yeux. « Enfermé dans les ténèbres, jouant du piano pour lui tout seul en pleine nuit, isolé et apeuré, conscient de ce qui va lui arriver. » Pour l'amour du ciel, pardonnons-lui, enfin. Mais ce qu'on lui a fait, à lui et à tous ses gens — tous « les hommes du Président », comme on dit , devait être fait. Mais c'est terminé, et on devrait lui permettre de ressortir au grand jour ; aucune créature, aucune personne ne devrait être à jamais enfermée dans les ténèbres pour y avoir peur. Ce n'est pas humain.

A peu près au moment où la Cour suprême décidait de faire remettre les bandes magnétiques de Nixon au procureur extraordinaire, je mangeai dans un restaurant chinois de Yorba Linda, la ville de Californie où Nixon est allé à l'école — la ville où il a grandi, où il a travaillé dans une épicerie, où il y a un parc qui porte son nom et, bien sûr, la maison Nixon, simples bardeaux et tout. Dans mon gâteau chinois, je trouvai la prédiction suivante :

LES ACTES ACCOMPLIS EN SECRET ONT UNE MANIÈRE À EUX DE SE FAIRE DÉCOUVRIR.

J'ai envoyé la bande de papier à la Maison-Blanche, par la poste, en mentionnant que le restaurant se trouvait à moins d'un kilomètre et demi de la première demeure de Nixon, et j'ai ajouté : « Je pense qu'il y a eu une erreur ; j'ai reçu la prédiction concernant Mr. Nixon par accident. Est-ce qu'il a
celle qui me concerne?» La Maison-Blanche n'a pas répondu.

Bon, comme je l'ai dit plus tôt, l'auteur d'une œuvre de supposée fiction peut très bien écrire la vérité sans le savoir. Pour citer Xénophane, un autre présocratique : « Même s'il se trouvait quelqu'un pour parler avec toute l'exactitude Passible, il ne s'en rendrait pas compte par lui-même. Tout est enveloppé d'apparence» (Fragment 34 1 ). Ce à quoi Héraclite ajoutait : «L'harmonie invisible vaut mieux que celle qui est visible» (Fragment 54 2 ). W. S. Gilbert, de Gilbert et Sullivan, le formule ainsi : « Les choses sont rarement ce qu'elles paraissent : le lait écrémé se fait passer pour de la crème. » Ce que tout cela veut dire, c'est que nous ne pouvons pas faire confiance à nos sens, et sans doute même pas à nos raisonnements a priori. En ce qui concerne nos sens, je comprends qu'un aveugle de naissance qui reçoit soudain la capacité de voir soit stupéfait de découvrir que les objets paraissent de plus en plus petits à mesure qu'ils s'éloignent. Logiquement, il n'y a pas de raison à cela. Nous, bien sûr, nous en sommes venus à l'accepter, parce que nous y unîmes habitués. Nous voyons les objets rapetisser mais nous avons qu'ils restent en réalité de la même taille. Ainsi, même l'individu ordinaire, pragmatique et quotidien, remet en question, dans une certaine mesure et de façon assez complexe, ce que lui disent ses yeux et ses oreilles.

Il subsiste peu de choses de ce qu'Héraclite a écrit, et ce dont nous disposons est obscur, mais le Fragment 54 est lucide et important : « La structure latente domine la structure évidente. » Ce qui signifie qu'Héraclite pensait qu'un voile s'étendait sur le vrai paysage. Il se peut aussi qu'il ait deviné que le temps n'était pas nécessairement ce qu'il paraissait être car, dans le Fragment 52, il disait : « Le temps est un enfant qui joue au trictrac : royauté d'un enfant 1 ! » C'est vraiment sibyllin. Mais il disait aussi, dans le Fragment 18 : « Sans l'espérance, on ne trouvera pas l'inespéré, qui est introuvable et inaccessible. » Dans son livre érudit Les Présocratiques, Edward Hussey dit :

« Si Héraclite se doit d'insister autant sur le manque de compréhension dont font preuve la plupart des hommes, la raison semblerait exiger qu'il propose d'autres méthodes pour accéder à la vérité. Sa façon de parler par énigmes suggère qu'un certain type de révélation, qui échappe au contrôle humain, est nécessaire. » Hussey ajoute : « La vraie sagesse, comme nous l'avons vu, est étroitement associée à Dieu, ce qui laisse entendre qu'un homme avançant en sagesse devient semblable à, ou partie de, Dieu. »

Cette situation ne provient pas d'un livre religieux ou d'un ouvrage de théologie ; il s'agit de l'analyse des premiers philosophes par un maître de conférences en philosophie ancienne de l'université d'Oxford. Hussey montre clairement que ces premiers philosophes n'établissaient aucune distinc­tion entre la philosophie et la religion. Le premier grand saut quantique de la théologie grecque fut l'œuvre de Xénophane de Colophon, né au milieu du vi e siècle avant Jésus-Christ. Sans recourir à quelque autorité que ce soit, excepté celle de son propre esprit, Xénophane déclare :

« Il n'y a qu'un seul dieu (...) qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par la pensée. Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend. Il reste toujours, sans bouger, à la même place, et il ne lui convient pas de passer d'un endroit dans un autre 2 . »

Il s'agit d'une idée de Dieu subtile et avancée, de toute évidence sans précédent chez les penseurs grecs. « Les arguments de Parménide semblent indiquer que toute réalité est effectivement esprit, écrit Hussey, ou objet de pensée d'un esprit. »

•  Ibidem. (N.d.T.)

•  Ibidem. Dick lie ici les Fragments 23 (amputé). 24 et 26. (N.d.T.)

En ce qui concerne particulièrement Héraclite, il déclare : « Chez Héraclite, il est difficile de préciser à quel point les desseins de l'esprit divin se distinguent de leur réalisation dans le monde ou, en fait, à quel point l'esprit divin se distingue du monde. » Le bond réalisé ensuite par Anaxagore m'a toujours fasciné. « Anaxagore fut conduit à élaborer une théorie de la micro-structure de la matière qui la rendait, dans une certaine mesure, mystérieuse pour la raison humaine. »_Anaxagore croyait que tout était déterminé par la Pensée. Il ne s'agissait pas de penseurs puérils ou primitifs. Ils discutaient de problèmes sérieux et étudiaient leurs points de vue respectifs avec une pénétration remarquable. Ce n'est qu'à l'époque d'Aristote, pas avant, que l'on réduisit leurs idées à ce qu'il est possible de cataloguer proprement — mais il tort — comme rudimentaire. Le résumé d'une bonne partie de la théologie et de la philosophie présocratiques peut être formulé ainsi : le cosmos n'est pas tel qu'il paraît être, et ce qu'il est probablement, à son niveau le plus profond, est exactement ce qu'est l'homme à son niveau le plus profond,

- qu'on appelle ça l'esprit ou l'âme, c'est quelque chose d'unitaire qui vit et pense, et qui n'a qu'une apparence plurielle et matérielle. Une importante partie de cette thèse nous parvient par l'intermédiaire de la théorie du Logos à propos du Christ. Le Logos était à la fois ce qui pensait, et la Chose qu'il pensait : penseur et pensée à la fois. L'univers, donc, est penseur et pensée et, étant donné que nous en laisons partie, nous sommes, en tant qu'êtres humains et en dernière analyse, penseurs et pensées de ces pensées.

Donc, si Dieu pense à Rome aux environs de l'année 50 après Jésus-Christ, la Rome de l'an 50 existe. L'univers n'est pas une horloge remontée et Dieu la main qui la remonte. L 'univers n'est pas une montre à pile et Dieu la pile. Spinoza croyait que l'univers est le corps de Dieu étendu dans l'espace. Mais bien avant Spinoza — deux mille ans avant lui

— Xénophane avait dit : « Mais c'est sans aucun effort qu'il meut tout par la force de son esprit » (Fragment 25).

Si certains d'entre vous ont lu mon roman Ubik, ils savent que l'entité, l'esprit ou la force mystérieuse nommée Ubik

 

débute par l'intermédiaire d'une série de publicités vulgaires et au rabais et finit par déclarer :

« Je suis Ubik. Avant que l'univers soit, je suis. J'ai fait les soleils. J'ai fait les mondes. J'ai créé les êtres vivants et les lieux qu'ils habitent ; je les y ai transportés, je les y ai placés. Ils vont où je veux, ils font ce que je dis. Je suis le mot et mon nom n'est jamais prononcé, le nom qui n'est connu de personne. Je suis appelé Ubik mais ce n'est pas mon nom. Je suis. Je serai toujours 1 . »

D'après cela, ce qu'est et qui est Ubik est évident déclare textuellement être le mot, c'est-à-dire le Logos. Dans la traduction allemande se trouve l'un des plus stupéfiants manques de compréhension adéquate du texte sur lesquels je suis jamais tombé ; Dieu nous protège si jamais celui qui a traduit Ubik en allemand devait jamais traduire en allemand la version en grec koine du Nouveau Testament. Il fit tout convenablement jusqu'au moment où il arriva à la phrase « Je suis le mot ». Cela le déconcerta. « Qu'est-ce que l'auteur peut bien vouloir dire par là ? » dut-il se demander, n'étant de toute évidence jamais tombé sur la doctrine du Logos. Il fit donc un travail de traduction aussi bon que possible. Dans l'édition allemande, l'Entité Absolue qui a fait les soleils, qui a fait les mondes, qui a créé les êtres vivants et les mondes qu'ils habitent, déclare à propos d'elle-même : « Je suis la marque de fabrique. »

S'il avait traduit l'Evangile selon saint Jean, je suppose que cela aurait donné quelque chose comme :

« Au commencement était la marque de fabrique ; et la marque de fabrique était auprès de Dieu ; et la marque de fabrique était Dieu. »

Il semble que je ne vous présente pas seulement les salutations de Disneyland, mais aussi celles de Mortimer Snerd. Tel est le sort d'un auteur qui espérait inclure des préoccupations théologiques dans ses écrits. « La marque de fabrique était donc auprès de Dieu au commencement ; toute choses furent faites par elle, et sans elle pas une seule chose I fut faite de ce qui a été fait. » Ainsi finissent les nobles militions. Espérons que Dieu a le sens de l'humour. Ou devrais-je dire : Espérons que la marque de fabrique a le sens de l'humour ?

Comme je vous l'ai dit plus tôt, les deux choses qui me préoccupent dans mes écrits sont « Qu'est-ce que la réalité ? » et «Qu'est-ce que l'être humain authentique ?». Je suis certain que vous vous rendrez désormais compte que je n'ai pas été capable de répondre à la première question. J'ai une insistante intuition selon laquelle le monde de la Bible est un paysage littéralement réel mais voilé, immuable, dérobé à notre vue, quoique accessible à nous par l'entremise de la révélation. C'est tout ce à quoi je suis capable d'arriver — un mélange d'expérience mystique, de raisonnement et de foi. J'aimerais vous parler des traits caractéristiques de l'humain véritable, toutefois ; dans cette ligne de recherche, j'ai trouvé des réponses plus plausibles.

L'être humain authentique est celui d'entre nous qui sait d'instinct ce qu'il ne doit pas faire et qui, de plus, regimbe devant l'idée de le faire. Il refuse de le faire, même si cela implique de lourdes conséquences pour lui-même et pour ceux qu'il aime. Pour moi, c'est là le trait de caractère irréductiblement héroïque des gens ordinaires ; ils disent non au tyran puis subissent tranquillement les conséquences de leur résistance. Il se peut que leurs actes soient limités, et qu'on ne les remarque presque jamais, que l'histoire ne les retienne pas. On ne se rappelle pas leurs noms, et ces humains authentiques ne s'attendent pas qu'on se les rap­pelle. Leur authenticité m'apparaît de façon bizarre : elle ne réside pas dans leur volonté d'accomplir de grandes actions héroïques, mais dans leurs calmes refus. Par essence, on ne peut pas les contraindre à être ce qu'ils ne sont pas.

Le pouvoir des pseudo-réalités qui nous assaillent aujour­d'hui... Ces contrefaçons délibérément manufacturées ne pénètrent jamais le cœur des véritables êtres humains. J'observe les enfants qui regardent la télé et ma première réaction consiste à avoir peur de ce qu'on leur apprend, mais je m'aperçois ensuite qu'on ne peut ni les corrompre ni les détruire. Ils regardent, ils écoutent, ils comprennent puis, où et quand c'est nécessaire, ils rejettent. Il y a quelque chose d'extrêmement puissant dans la capacité qu'a un enfant de rejeter ce qui est frauduleux. L'enfant possède l'œil le plus clairvoyant, la main la plus sûre. Les publicitaires tapageurs, les maniaques de la vente, cherchent en vain à séduire ces petites personnes pour qu'elles leur prononcent allégeance. C'est vrai, les compagnies de céréales sont capables de vendre d'énormes quantités de petits déjeuners dégueulasses ;| les chaînes de hamburgers et de hot-dogs peuvent écouler d'innombrables produits de fast food auprès des enfants, mais le cœur continue de battre fermement dans les tréfonds de la poitrine. On ne les a pas atteints, on ne les a pas convaincus. Un enfant d'aujourd'hui peut détecter un mensonge plus vite que le plus sage des adultes d'il y a deux décennies. Quand je veux savoir ce qui est vrai, je demande à mes enfants. Ils ne me le demandent pas ; c'est moi qui me tourne vers eux.

Un jour, alors que mon fils Christopher, qui a quatre ans, jouait devant sa mère et moi, nous nous mîmes, nous, les deux adultes, à discuter de la figure de Jésus dans les Evangiles synoptiques. Christopher se tourna un instant vers nous et dit : « Je suis un pêcheur. Je pêche le poisson. » Il jouait avec une lanterne métallique que quelqu'un m'avait donnée, que je n'avais jamais utilisée... et je m'aperçus soudain que la lanterne était en forme de poisson. Je me demande quelles pensées pouvait renfermer l'âme de mon petit garçon à ce moment-là — et il ne s'agissait pas de pensées mises là par des marchands de céréales ou des vendeurs de bonbons. « Je suis un pêcheur. Je pêche le poisson. » A quatre ans, Christopher avait découvert le symbole que je n'ai pas trouvé avant d'en avoir quarante-cinq.

Le temps s'accélère. Mais à quelle fin ? Peut-être nous l'a-t-on dit il y a deux mille ans. Ou peut-être était-ce il n'y a pas si longtemps; peut-être avons-nous seulement l'illusion qu'autant de temps s'est écoulé. Peut-être était-ce il y a une semaine, ou un peu plus tôt aujourd'hui même. Peut-être le temps ne_se contente-t -il pas de passer plus vite ; peut : êjre_ est-il de surcroît sur le point de s'arrêter.

Et s'il le fait, les visites à Disneyland ne seront plus jamais les mêmes. Car, lorsque le temps s'arrêtera, les oiseaux, les hippopotames, les lions et les cerfs de Disneyland cesseront d'être des simulacres et, pour la première fois, un véritable oiseau chantera. merci

•  Cf. Les Penseurs grecs avant Socrate, édition et traduction établies par I Voilquin, Garnier-Flammarion, 1964. Le texte français du Fragment 34 Sonne en fait comme deuxième phrase : « Mais c'est l'opinion qui règne ilrtout. » (N.d.T.)

•  Ibidem. La traduction littérale du texte tel que Dick le cite donnerait : •• I a nature des choses a coutume de se dissimuler. » Dommage que Dick ne mentionne pas ses sources... (N.d.T.)

3. Seconde version proposée par Dick lui-même du Fragment 54... (N.d.T.)

1 Dans certaines Bibles, la Révélation correspond à l'Apocalypse selon saint Jean. L'édition de la Bible citée ici est celle établie par J. N. Darby en 1859. (N.d.T.)

1. Il s'agit de Reug (Roog), huitième nouvelle de Dick publiée aux U.S.A., et qui figure dans l'anthologie d'Alain Dorémieux, Les Délires divergents de Philip K. Dick (Castcrman). (N.d.T.)